Un des paradoxes constitutifs de la littérature consiste peut-être dans le fait que son discours n’a de cesse de se miner de l’intérieur. Le titre de ma communication prend cela en compte, même s’il peut paraître étrange de parler de l’innommable et de l’expression non langagière pour un roman de sept cents pages. En outre, le roman picaresque traditionnel, dont
Grass revendique l’héritage, ressemble davantage à une vaste fresque, dans laquelle les événements narrés sont au premier plan, qu’à un récit s’interrogeant sur les conditions de sa possibilité : le dit l’y emporte généralement sur le dire, pourtant omniprésent par l’oralité apparente du discours. Or, discrètement mais indubitablement, Le Tambour est aussi un roman qui manifeste sa méfiance envers la parole et toute expression langagière, celle-ci servant le plus souvent à tromper autrui — et Oscar ne se prive d’ailleurs pas de ce ressort.
La question des échos picaresques dans les romans modernes peut être abordée par l’angle de la concentration sur le langage et sa remise en question, qui constitue une variante par rapport au schéma traditionnel et conduit à une réorganisation des thèmes et motifs principaux. Cette remise en question résulte entre autres de la reprise d’un élément ancien dont les dimensions ont changé : il s’agit de la peur, grandie démesurément dans les romans du XXe siècle au point de devenir un leitmotif dans Le Tambour et Voyage au bout de la nuit. Effectivement, si les picaros ont toujours fait l’expérience de la peur (que ce soit celle de ne pas manger, celle d’être découvert etc.), celle-ci acquiert, au XXe siècle, une dimension métaphysique et dote les romans d’une épaisseur nouvelle. Les protagonistes sont désormais conscients de ce que le monde dans sa totalité — et pas seulement eux à l’intérieur de ce monde — peut disparaître du jour au lendemain. Vivre signifie alors toujours d’abord et surtout avoir peur pour ceux qui écrivent dans un état d’angoisse permanente et non pas une fois qu’ils sont venus à bout de ce qui les menaçait dans leur intégrité. Ils sont loin de narrer, comme le fait par exemple Lazarillo de Tormes, d’un point de vue relativement confortable, le récit de leur vie à un interlocuteur.
Si la dimension autoréflexive est relativement discrète dans Le Tambour, elle lui sert néanmoins de cadre : ainsi le narrateur propose-t-il dès l’incipit une réflexion sur l’écriture du roman à l’époque actuelle, avant de rejeter en apparence tout modernisme et de s’inscrire justement par là malicieusement dans la tradition du roman picaresque comme contre-modèle.
En effet, en faisant semblant de se dresser contre les théoriciens modernes, Grass ne fait en réalité que reprendre un trait caractéristique du roman picaresque qui, lui aussi, naît comme contre-modèle du roman de chevalerie et du roman pastoral en Espagne. Rappelons que, selon
Didier Souiller, sur certains points, le roman picaresque s’est posé en s’opposant aux autres courants romanesques.
Les livres de chevalerie [...]. En un sens, le picaro est l’anti-chevalier errant au sein d’une épopée de la faim dans un monde crapuleux [...].
Fidèle à ce principe au point de le retourner, Le Tambour apparaît à son tour comme la négation de l’anti-roman soi-disant moderne, si bien que, par un retournement tout dialectique, Grass écrit un roman qui, sous les apparences d’un schéma narratif des plus traditionnels, sera finalement « plus moderne » que les tentatives les plus désespérément novatrices des « Nouveaux Romanciers ». Il feint d’adopter les procédés de la narration classique pour les miner de l’intérieur. Il y a donc, certes, une interrogation sur le mode d’écriture, mais elle n’entraîne nulle mise en question du genre lui-même ni, a fortiori, de l’oeuvre littéraire.
Dans une sorte de prétérition généralisée, le tambour — qui donne son titre au roman et remplace ainsi le nom propre du personnage qui, dans le roman picaresque traditionnel, figure généralement à cette place— s’affirme comme auteur, instance ou autorité narrative, véritable « dictateur » au sens étymologique du terme :
DICTATEUR [...] est emprunté, sous la forme dictator (1213), puis dictateur (av. 1380), au latin dictator qui désignait le magistrat unique investi de tous les pouvoirs dans certaines circonstances graves [...]. Ce mot est formé sur dictum, supin de dictare.
DICTER [...] est emprunté (av. 1483) au latin dictare, fréquentatif de dicere [...], proprement, « dire en répétant » d’où « faire écrire », « ordonner, prescrire » et « avoir l’habitude de dire ». Si, dans la majeure partie du roman, il apparaît comme un instrument surnaturel, capable de faire (re-)vivre n’importe quoi à n’importe qui, à la fin du roman, même lui sera dépossédé de ses pouvoirs. Tantôt maîtrisé par Oscar, tantôt le maîtrisant à son tour, le tambour — comme le protagoniste — finit par se trouver pris dans l’engrenage d’une vision cauchemardesque, comme pris au piège au sein d’un tambour invisible dont les dimensions dépassent celles du monde et qui est devenu, par conséquent, insaisissable.
On s’achemine donc, dans le roman de Grass, des affirmations aux incertitudes, des réponses aux interrogations, à mesure que les feuilles innocentes du début se remplissent d’encre noire et, parallèlement, vident Oscar de son essence. Ce processus d’exténuation comprend tout un faisceau de modes d’expression que nous nous proposons d’analyser ici.
On peut commencer cet inventaire par l’écriture qui est aperçue comme hostile tant qu’Oscar ne la maîtrise pas. Cela apparaît clairement dans le passage qui montre Oscar à l’école, confronté aux caractères de l’écriture Sütterlin qui sont à ses yeux des idéogrammes menaçants, tel ce « M » inquiétant :
Une calligraphie Sütterlin rampait, hérissée de pointes agressives et truquée aux pleins, [...] l’écriture Sütterlin se laisse précisément utiliser pour le notable, la formule brève, pour les mots de passe par exemple. Il existe aussi certains documents qu’à vrai dire je n’ai jamais vus, mais que je me représente écrits en Sütterlin. Je pense à : bulletins de vaccination, diplômes sportifs et sentences manuscrites de mort. Dès cette époque où, sans savoir la lire, j’avais deviné l’écriture Sütterlin, la double boucle de l’M Sütterlin [....] me faisait songer à l’échafaud.
De plus, la brièveté des formules toutes faites pour lesquelles seules le Sütterlin semble avoir été inventé contraste évidemment avec le roman fleuve entrepris par Oscar. Celui-ci, pour se démarquer du Sütterlin impersonnel et autoritaire, ne cesse de rêver d’une écriture authentique qui aurait une prise directe sur les événements, voire se confondrait avec eux. Sans distance ni médiation, ses caractères seraient le résultat non arbitraire des événements qu’ils évoquent : le leitmotif du Verbe fait chair traverse à cet égard le roman d’un bout à l’autre.
On trouve un exemple concret de ce verbe littéralement incarné dans les cicatrices d’Herbert Truczinski, traces véritablement issues des événements. En elles, le corps se raconte silencieusement, sans intermédiaires, plus directement encore que ne saurait le faire l’image d’un idéogramme. La lecture de telle cicatrice d’Herbert Truczinski — choisie par le tambour
— est celle d’un dessin palpable et authentique. Ce sont, au sens propre, des incarnations d’une chair faite verbe et le dos entier semble être un livre tridimensionnel et coloré :
Le dos se présentait rond, mobile. Des muscles y évoluaient inlassablement. Un paysage rose, semé de taches de rousseur. [...] multicolores, du bleu noir au blanc verdâtre, un espalier de cicatrices. Ces cicatrices, je pouvais les toucher. [...] Chaque fois que je voulais me souvenir des cicatrices marquant le dos d’Herbert Truczinski, je m’asseyais, jouant du tambour — du tambour donc, aidant ma mémoire — devant le bocal qui contenait le doigt. [...] avant que les cicatrices d’Herbert ne me fissent des promesses, c’étaient les baguettes de tambour qui, dès mon troisième anniversaire, me promettaient les cicatrices [...]. Pour commencer l’interrogatoire, je pointais un doigt sur une des cicatrices. Parfois aussi une de mes baguettes de tambour. [...] Quand Herbert disait : « Et c’est ça la cicatrice », il tournait toujours les pages [du journal] en même temps pour confirmer ses paroles [...].
Grass revendique l’héritage, ressemble davantage à une vaste fresque, dans laquelle les événements narrés sont au premier plan, qu’à un récit s’interrogeant sur les conditions de sa possibilité : le dit l’y emporte généralement sur le dire, pourtant omniprésent par l’oralité apparente du discours. Or, discrètement mais indubitablement, Le Tambour est aussi un roman qui manifeste sa méfiance envers la parole et toute expression langagière, celle-ci servant le plus souvent à tromper autrui — et Oscar ne se prive d’ailleurs pas de ce ressort.
La question des échos picaresques dans les romans modernes peut être abordée par l’angle de la concentration sur le langage et sa remise en question, qui constitue une variante par rapport au schéma traditionnel et conduit à une réorganisation des thèmes et motifs principaux. Cette remise en question résulte entre autres de la reprise d’un élément ancien dont les dimensions ont changé : il s’agit de la peur, grandie démesurément dans les romans du XXe siècle au point de devenir un leitmotif dans Le Tambour et Voyage au bout de la nuit. Effectivement, si les picaros ont toujours fait l’expérience de la peur (que ce soit celle de ne pas manger, celle d’être découvert etc.), celle-ci acquiert, au XXe siècle, une dimension métaphysique et dote les romans d’une épaisseur nouvelle. Les protagonistes sont désormais conscients de ce que le monde dans sa totalité — et pas seulement eux à l’intérieur de ce monde — peut disparaître du jour au lendemain. Vivre signifie alors toujours d’abord et surtout avoir peur pour ceux qui écrivent dans un état d’angoisse permanente et non pas une fois qu’ils sont venus à bout de ce qui les menaçait dans leur intégrité. Ils sont loin de narrer, comme le fait par exemple Lazarillo de Tormes, d’un point de vue relativement confortable, le récit de leur vie à un interlocuteur.
Si la dimension autoréflexive est relativement discrète dans Le Tambour, elle lui sert néanmoins de cadre : ainsi le narrateur propose-t-il dès l’incipit une réflexion sur l’écriture du roman à l’époque actuelle, avant de rejeter en apparence tout modernisme et de s’inscrire justement par là malicieusement dans la tradition du roman picaresque comme contre-modèle.
En effet, en faisant semblant de se dresser contre les théoriciens modernes, Grass ne fait en réalité que reprendre un trait caractéristique du roman picaresque qui, lui aussi, naît comme contre-modèle du roman de chevalerie et du roman pastoral en Espagne. Rappelons que, selon
Didier Souiller, sur certains points, le roman picaresque s’est posé en s’opposant aux autres courants romanesques.
Les livres de chevalerie [...]. En un sens, le picaro est l’anti-chevalier errant au sein d’une épopée de la faim dans un monde crapuleux [...].
Fidèle à ce principe au point de le retourner, Le Tambour apparaît à son tour comme la négation de l’anti-roman soi-disant moderne, si bien que, par un retournement tout dialectique, Grass écrit un roman qui, sous les apparences d’un schéma narratif des plus traditionnels, sera finalement « plus moderne » que les tentatives les plus désespérément novatrices des « Nouveaux Romanciers ». Il feint d’adopter les procédés de la narration classique pour les miner de l’intérieur. Il y a donc, certes, une interrogation sur le mode d’écriture, mais elle n’entraîne nulle mise en question du genre lui-même ni, a fortiori, de l’oeuvre littéraire.
Dans une sorte de prétérition généralisée, le tambour — qui donne son titre au roman et remplace ainsi le nom propre du personnage qui, dans le roman picaresque traditionnel, figure généralement à cette place— s’affirme comme auteur, instance ou autorité narrative, véritable « dictateur » au sens étymologique du terme :
DICTATEUR [...] est emprunté, sous la forme dictator (1213), puis dictateur (av. 1380), au latin dictator qui désignait le magistrat unique investi de tous les pouvoirs dans certaines circonstances graves [...]. Ce mot est formé sur dictum, supin de dictare.
DICTER [...] est emprunté (av. 1483) au latin dictare, fréquentatif de dicere [...], proprement, « dire en répétant » d’où « faire écrire », « ordonner, prescrire » et « avoir l’habitude de dire ». Si, dans la majeure partie du roman, il apparaît comme un instrument surnaturel, capable de faire (re-)vivre n’importe quoi à n’importe qui, à la fin du roman, même lui sera dépossédé de ses pouvoirs. Tantôt maîtrisé par Oscar, tantôt le maîtrisant à son tour, le tambour — comme le protagoniste — finit par se trouver pris dans l’engrenage d’une vision cauchemardesque, comme pris au piège au sein d’un tambour invisible dont les dimensions dépassent celles du monde et qui est devenu, par conséquent, insaisissable.
On s’achemine donc, dans le roman de Grass, des affirmations aux incertitudes, des réponses aux interrogations, à mesure que les feuilles innocentes du début se remplissent d’encre noire et, parallèlement, vident Oscar de son essence. Ce processus d’exténuation comprend tout un faisceau de modes d’expression que nous nous proposons d’analyser ici.
On peut commencer cet inventaire par l’écriture qui est aperçue comme hostile tant qu’Oscar ne la maîtrise pas. Cela apparaît clairement dans le passage qui montre Oscar à l’école, confronté aux caractères de l’écriture Sütterlin qui sont à ses yeux des idéogrammes menaçants, tel ce « M » inquiétant :
Une calligraphie Sütterlin rampait, hérissée de pointes agressives et truquée aux pleins, [...] l’écriture Sütterlin se laisse précisément utiliser pour le notable, la formule brève, pour les mots de passe par exemple. Il existe aussi certains documents qu’à vrai dire je n’ai jamais vus, mais que je me représente écrits en Sütterlin. Je pense à : bulletins de vaccination, diplômes sportifs et sentences manuscrites de mort. Dès cette époque où, sans savoir la lire, j’avais deviné l’écriture Sütterlin, la double boucle de l’M Sütterlin [....] me faisait songer à l’échafaud.
De plus, la brièveté des formules toutes faites pour lesquelles seules le Sütterlin semble avoir été inventé contraste évidemment avec le roman fleuve entrepris par Oscar. Celui-ci, pour se démarquer du Sütterlin impersonnel et autoritaire, ne cesse de rêver d’une écriture authentique qui aurait une prise directe sur les événements, voire se confondrait avec eux. Sans distance ni médiation, ses caractères seraient le résultat non arbitraire des événements qu’ils évoquent : le leitmotif du Verbe fait chair traverse à cet égard le roman d’un bout à l’autre.
On trouve un exemple concret de ce verbe littéralement incarné dans les cicatrices d’Herbert Truczinski, traces véritablement issues des événements. En elles, le corps se raconte silencieusement, sans intermédiaires, plus directement encore que ne saurait le faire l’image d’un idéogramme. La lecture de telle cicatrice d’Herbert Truczinski — choisie par le tambour
— est celle d’un dessin palpable et authentique. Ce sont, au sens propre, des incarnations d’une chair faite verbe et le dos entier semble être un livre tridimensionnel et coloré :
Le dos se présentait rond, mobile. Des muscles y évoluaient inlassablement. Un paysage rose, semé de taches de rousseur. [...] multicolores, du bleu noir au blanc verdâtre, un espalier de cicatrices. Ces cicatrices, je pouvais les toucher. [...] Chaque fois que je voulais me souvenir des cicatrices marquant le dos d’Herbert Truczinski, je m’asseyais, jouant du tambour — du tambour donc, aidant ma mémoire — devant le bocal qui contenait le doigt. [...] avant que les cicatrices d’Herbert ne me fissent des promesses, c’étaient les baguettes de tambour qui, dès mon troisième anniversaire, me promettaient les cicatrices [...]. Pour commencer l’interrogatoire, je pointais un doigt sur une des cicatrices. Parfois aussi une de mes baguettes de tambour. [...] Quand Herbert disait : « Et c’est ça la cicatrice », il tournait toujours les pages [du journal] en même temps pour confirmer ses paroles [...].
Mer 09 Déc 2009, 8:27 am par Admin
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