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Dans Les Mots dans la peinture, Michel Butor, avant d'envisager l'importance du titre pour l'œuvre picturale, rappelle que « toute œuvre littéraire peut être considérée comme formée de deux textes associés : le corps (essai, roman, drame, sonnet) et son titre, pôles entre lesquels circule une électricité de sens, l'un bref, l'autre long [...]. »1. Je voudrais étudier les modalités de cette circulation dans Le Tambour de Günter Grass en montrant notamment que celle-ci n'est pas sans rapport avec la place des arts plastiques dans la vie et la création de l'auteur. Au demeurant, Grass lui-même engage le lecteur sur cette voie dès l'incipit en évoquant les créations plastiques de l'infirmier Bruno. Celles-ci redoublent, dans le registre du visuel, les productions sonores d'Oscar, l'écriture occupant ainsi un entre-deux entre l'image et le son. Dans le dernier chapitre du livre II, lorsque Bruno se substitue à Oscar qui n'est plus en mesure de jouer du tambour ni de tenir le stylo pour évoquer sa « croissance dans le wagon de marchandises » (Wachstum im Güterwagen) parce qu'il est de nouveau en proie à une crise de croissance, le lecteur reçoit la confirmation de l'existence de versions plastiques des chapitres antérieurs dont Bruno est l'auteur.
Ce passage met en lumière trois caractéristiques des titres de chapitres du Tambour que j'étudierai successivement : leur lien privilégié avec l'image, le jeu avec les genres littéraires et picturaux, enfin les effets de sens et de structure qui résultent de leur mise en série.
Table des matières
I. LOGIQUES DE L'IMAGE
II. LES TITRES COMME INSTRUMENT D'HYBRIDATION GENERIQUE
III. UNE ARCHITECTURE SIGNIFIANTE
I. LOGIQUES DE L'IMAGE
Le passage qui vient d'être cité n'est pas le seul à prouver que la question des titres convoque immanquablement chez Grass l'expérience du plasticien. En témoignent aussi le chapitre « Niobé », dont le titre se confond avec celui de la statue qui provoque la mort d'Herbert Truczinski, ainsi que la série de tableaux inspirés au peintre Lankes par le probable suicide de la religieuse qu'il vient de violer .
Lankes fait partie des autoportraits caricaturaux que Grass multiplie à plaisir dans le roman, pour exorciser le dégoût de soi provoqué par une enfance et une adolescence enrôlées sous la bannière des jeunesses hitlériennes. Les titres de Lankes sont aussi le reflet grimaçant de ceux des dessins de Grass : Sœur de saint Vincent de Paul (1957), Sœur Agneta (1957), Couvent (1961), Nonnes sautant (1960), etc.3 S'y manifeste une volonté iconoclaste patente dans le roman, souvent condensée dans les titres justement, qui ne convoquent l'imagerie religieuse que sur le mode de la parodie et du blasphème : « Pas de miracle », « Menu de vendredi saint », « Foi espérance amour », « L'Imitation de Jésus-Christ », « La crèche », « Madonna 49 », « Le dernier tramway ou adoration d'un bocal ». À travers ces titres, ce sont les principaux genres de la peinture religieuse qui se trouvent détournés dans le registre du grotesque ou de l'abjection. Le miracle, qui occupe une si grande place dans la tradition hagiographique, n'a pas lieu. Le rituel chrétien du jeûne se trouve retourné en suicide à l'huile de poisson, le choix du symbole christique grec n'étant évidemment pas fortuit car Grass propose peut-être aussi une inversion parodique du tableau de Velázquez , Marthe et Marie, dont le premier plan est occupé par un plat de poissons. Les trois vertus théologales, si présentes dans la peinture allégorique, servent de titre à l'évocation de la nuit de Cristal vécue par l'enfant Oscar comme plongée dans l'abjection. La crèche, la madonne et le culte des reliques convoquent également une composante visuelle évidente et, s'agissant de « Madonna 49 » le titre du chapitre se confond avec celui du tableau sur lequel le nain joueur de tambour usurpe la place de l'enfant Jésus. Le seul titre de cette série qui ne convoque pas le registre visuel est celui de l'ouvrage de piété du XVe siècle, De Imitatione Christi qui connut une si grande fortune en Europe. Il a, de fait, une fonction particulière dans la mesure où il ne désigne pas seulement une scène circonscrite dans le chapitre qu'il désigne mais bien une veine parodique qui parcourt l'ensemble du roman et que l'on retrouve encore dans le dernier chapitre lorsque Vittlar dit à Oscar pour son trentième anniversaire : « Quand Jésus compta trente années, il se mit en route et rassembla ses apôtres. » (613)
La peinture religieuse n'est pas la seule qu'évoquent les titres des chapitres du Tambour. À vrai dire, il n'est guère de genre pictural qui ne soit représenté : peinture mythologique avec « Niobé », même si les raisons du choix de ce nom pour la statue meurtrière sont loin d'être évidentes comme on le verra, vanité avec « Le papillon et la lampe », encore que la traduction occulte le contraste entre un mot appartenant au registre soutenu : « phalène » et un autre dont le référent est beaucoup plus concret, moderne et prosaïque : « Ampoule électrique », que l'allemand désigne, il est vrai, d'une manière plus poétique peut-être en tant que « poire incandescente ». D'autres titres évoquent des objets familiers qui pourraient fournir les sujets de modernes natures mortes tels « L'album de photos » ou « Le château de cartes ». Le genre du portrait est présent avec « Maria » et « Klepp ». Des paysages urbains sont également suggérés avec « La tribune » et « Devantures » qui serait mieux traduit par « Vitrines ». Même la peinture animalière semble faire son apparition dans la série des titres avec « La route des fourmis » et « Le hérisson » tandis que le rapprochement inattendu « Pierres à briquet et pierres tombales » peut évoquer certains titres surréalistes. Enfin, bien sûr, la peinture historique se laisse aisément reconnaître dans les titres les plus solennels tels « Chant à longue portée exécuté dans la tour de Justice », « La poste polonaise », « Il gît à Saspe » ou « Le théâtre aux armées de Bebra ». Dans cette dernière série, les deux titres avec sous-titres sont particulièrement mis en relief : « inspection du béton ou la barbare barbe-mythe » et « Sur le mur de l'Atlantique ou les bunkers ne peuvent pas perdre leur béton ».
Bref, la liste des titres semble couvrir largement le champ de la peinture occidentale tant du point de vue générique que du point de vue historique, avec une prédilection cependant pour la modernité. On peut regretter que la table des titres qui figure dans les éditions allemandes ait été supprimée dans la traduction française, privant ainsi le lecteur de cette impression de catalogue hétéroclite de tableaux, équivalent visuel des roulements de tambour d'Oscar. Si la lecture des chapitres réserve bien des surprises au lecteur, les promesses du titre étant presque toujours tenues sur le mode ironique, ce sont bien des tableaux, en tout cas, que découvre le lecteur et la prépondérance de la scène avec son dispositif visuel sur l'enchaînement narratif est trop manifeste pour qu’il soit nécessaire d’y insister. D’ailleurs le quatrième chapitre, intitulé « L'album de photos », fournit d'emblée le modèle explicite de la structure du roman et du mode de lecture qu'il requiert : la petite et la grande histoire seront évoquées à travers une série d'images. Le topos du theatrum mundi s'y trouve renouvelé en album de photos du Bon Dieu .
Dans ce chapitre Oscar décrit et commente les photographies auxquelles est ainsi prêté le pouvoir d'engendrer le texte tandis que pour le lecteur, c'est bien sûr le texte qui fait naître l'image. Le rôle joué par les titres dans le roman est sans doute justement celui conféré ici à la photographie : c'est le dialogue entre le titre et le corps du chapitre qui convoque l'image dans son double statut d'origine et d'aboutissement du texte. Cette dualité trouve d'ailleurs son expression métaphorique dans la double activité d'Oscar qui fait surgir les images du passé par la magie du tambour avant de les fixer par l'écriture .
Dans Les Mots dans la peinture, Michel Butor, avant d'envisager l'importance du titre pour l'œuvre picturale, rappelle que « toute œuvre littéraire peut être considérée comme formée de deux textes associés : le corps (essai, roman, drame, sonnet) et son titre, pôles entre lesquels circule une électricité de sens, l'un bref, l'autre long [...]. »1. Je voudrais étudier les modalités de cette circulation dans Le Tambour de Günter Grass en montrant notamment que celle-ci n'est pas sans rapport avec la place des arts plastiques dans la vie et la création de l'auteur. Au demeurant, Grass lui-même engage le lecteur sur cette voie dès l'incipit en évoquant les créations plastiques de l'infirmier Bruno. Celles-ci redoublent, dans le registre du visuel, les productions sonores d'Oscar, l'écriture occupant ainsi un entre-deux entre l'image et le son. Dans le dernier chapitre du livre II, lorsque Bruno se substitue à Oscar qui n'est plus en mesure de jouer du tambour ni de tenir le stylo pour évoquer sa « croissance dans le wagon de marchandises » (Wachstum im Güterwagen) parce qu'il est de nouveau en proie à une crise de croissance, le lecteur reçoit la confirmation de l'existence de versions plastiques des chapitres antérieurs dont Bruno est l'auteur.
Ce passage met en lumière trois caractéristiques des titres de chapitres du Tambour que j'étudierai successivement : leur lien privilégié avec l'image, le jeu avec les genres littéraires et picturaux, enfin les effets de sens et de structure qui résultent de leur mise en série.
Table des matières
I. LOGIQUES DE L'IMAGE
II. LES TITRES COMME INSTRUMENT D'HYBRIDATION GENERIQUE
III. UNE ARCHITECTURE SIGNIFIANTE
I. LOGIQUES DE L'IMAGE
Le passage qui vient d'être cité n'est pas le seul à prouver que la question des titres convoque immanquablement chez Grass l'expérience du plasticien. En témoignent aussi le chapitre « Niobé », dont le titre se confond avec celui de la statue qui provoque la mort d'Herbert Truczinski, ainsi que la série de tableaux inspirés au peintre Lankes par le probable suicide de la religieuse qu'il vient de violer .
Lankes fait partie des autoportraits caricaturaux que Grass multiplie à plaisir dans le roman, pour exorciser le dégoût de soi provoqué par une enfance et une adolescence enrôlées sous la bannière des jeunesses hitlériennes. Les titres de Lankes sont aussi le reflet grimaçant de ceux des dessins de Grass : Sœur de saint Vincent de Paul (1957), Sœur Agneta (1957), Couvent (1961), Nonnes sautant (1960), etc.3 S'y manifeste une volonté iconoclaste patente dans le roman, souvent condensée dans les titres justement, qui ne convoquent l'imagerie religieuse que sur le mode de la parodie et du blasphème : « Pas de miracle », « Menu de vendredi saint », « Foi espérance amour », « L'Imitation de Jésus-Christ », « La crèche », « Madonna 49 », « Le dernier tramway ou adoration d'un bocal ». À travers ces titres, ce sont les principaux genres de la peinture religieuse qui se trouvent détournés dans le registre du grotesque ou de l'abjection. Le miracle, qui occupe une si grande place dans la tradition hagiographique, n'a pas lieu. Le rituel chrétien du jeûne se trouve retourné en suicide à l'huile de poisson, le choix du symbole christique grec n'étant évidemment pas fortuit car Grass propose peut-être aussi une inversion parodique du tableau de Velázquez , Marthe et Marie, dont le premier plan est occupé par un plat de poissons. Les trois vertus théologales, si présentes dans la peinture allégorique, servent de titre à l'évocation de la nuit de Cristal vécue par l'enfant Oscar comme plongée dans l'abjection. La crèche, la madonne et le culte des reliques convoquent également une composante visuelle évidente et, s'agissant de « Madonna 49 » le titre du chapitre se confond avec celui du tableau sur lequel le nain joueur de tambour usurpe la place de l'enfant Jésus. Le seul titre de cette série qui ne convoque pas le registre visuel est celui de l'ouvrage de piété du XVe siècle, De Imitatione Christi qui connut une si grande fortune en Europe. Il a, de fait, une fonction particulière dans la mesure où il ne désigne pas seulement une scène circonscrite dans le chapitre qu'il désigne mais bien une veine parodique qui parcourt l'ensemble du roman et que l'on retrouve encore dans le dernier chapitre lorsque Vittlar dit à Oscar pour son trentième anniversaire : « Quand Jésus compta trente années, il se mit en route et rassembla ses apôtres. » (613)
La peinture religieuse n'est pas la seule qu'évoquent les titres des chapitres du Tambour. À vrai dire, il n'est guère de genre pictural qui ne soit représenté : peinture mythologique avec « Niobé », même si les raisons du choix de ce nom pour la statue meurtrière sont loin d'être évidentes comme on le verra, vanité avec « Le papillon et la lampe », encore que la traduction occulte le contraste entre un mot appartenant au registre soutenu : « phalène » et un autre dont le référent est beaucoup plus concret, moderne et prosaïque : « Ampoule électrique », que l'allemand désigne, il est vrai, d'une manière plus poétique peut-être en tant que « poire incandescente ». D'autres titres évoquent des objets familiers qui pourraient fournir les sujets de modernes natures mortes tels « L'album de photos » ou « Le château de cartes ». Le genre du portrait est présent avec « Maria » et « Klepp ». Des paysages urbains sont également suggérés avec « La tribune » et « Devantures » qui serait mieux traduit par « Vitrines ». Même la peinture animalière semble faire son apparition dans la série des titres avec « La route des fourmis » et « Le hérisson » tandis que le rapprochement inattendu « Pierres à briquet et pierres tombales » peut évoquer certains titres surréalistes. Enfin, bien sûr, la peinture historique se laisse aisément reconnaître dans les titres les plus solennels tels « Chant à longue portée exécuté dans la tour de Justice », « La poste polonaise », « Il gît à Saspe » ou « Le théâtre aux armées de Bebra ». Dans cette dernière série, les deux titres avec sous-titres sont particulièrement mis en relief : « inspection du béton ou la barbare barbe-mythe » et « Sur le mur de l'Atlantique ou les bunkers ne peuvent pas perdre leur béton ».
Bref, la liste des titres semble couvrir largement le champ de la peinture occidentale tant du point de vue générique que du point de vue historique, avec une prédilection cependant pour la modernité. On peut regretter que la table des titres qui figure dans les éditions allemandes ait été supprimée dans la traduction française, privant ainsi le lecteur de cette impression de catalogue hétéroclite de tableaux, équivalent visuel des roulements de tambour d'Oscar. Si la lecture des chapitres réserve bien des surprises au lecteur, les promesses du titre étant presque toujours tenues sur le mode ironique, ce sont bien des tableaux, en tout cas, que découvre le lecteur et la prépondérance de la scène avec son dispositif visuel sur l'enchaînement narratif est trop manifeste pour qu’il soit nécessaire d’y insister. D’ailleurs le quatrième chapitre, intitulé « L'album de photos », fournit d'emblée le modèle explicite de la structure du roman et du mode de lecture qu'il requiert : la petite et la grande histoire seront évoquées à travers une série d'images. Le topos du theatrum mundi s'y trouve renouvelé en album de photos du Bon Dieu .
Dans ce chapitre Oscar décrit et commente les photographies auxquelles est ainsi prêté le pouvoir d'engendrer le texte tandis que pour le lecteur, c'est bien sûr le texte qui fait naître l'image. Le rôle joué par les titres dans le roman est sans doute justement celui conféré ici à la photographie : c'est le dialogue entre le titre et le corps du chapitre qui convoque l'image dans son double statut d'origine et d'aboutissement du texte. Cette dualité trouve d'ailleurs son expression métaphorique dans la double activité d'Oscar qui fait surgir les images du passé par la magie du tambour avant de les fixer par l'écriture .
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